Faire comme l'autre, Imiter, copier serait un signe d'infériorité ... "le caractère même de l'âme esclave".
La Controverse de Valladolid (1992), est un roman de Jean-Claude Carrières, basé sur des faits historiques authentiques (1550). Il est construit autour d'une débat qui oppose parfois violemment le dominicain Bartolomé de Las Casas qui a vécu au milieu des Indiens, qui les connaît donc et plaide en leur faveur, au chanoine Sepulveda, philosophe qui argumente pour coloniser ce peuple.
Extrait :
"- Oui, Eminence, les habitants du Nouveau Monde sont des
esclaves par nature. En tout point conformes à la description d'Aristote.
- Cette affirmation demande des preuves, dit doucement le
prélat.
Sépulvéda n'en disconvient pas. D'ailleurs, sachant cette
question inévitable, il a préparé tout un dossier. Il en saisit le premier
feuillet.
- D'abord, dit-il, les premiers qui ont été découverts se
sont montrés incapables de toute initiative, de toute invention. En revanche,
on les voyait habiles à copier les gestes et les attitudes des Espagnols, leurs
supérieurs. Pour faire quelque chose, il leur suffisait de regarder un autre
l'accomplir. Cette tendance à copier, qui s'accompagne d'ailleurs d'une réelle
ingéniosité dans l'imitation, est le caractère même de l'âme esclave. Âme
d'artisan, âme manuelle pour ainsi dire.
- Mais on nous chante une vieille chanson! s'écrie Las
Casas. De tout temps les envahisseurs, pour se justifier de leur mainmise, ont
déclaré les peuples conquis indolents, dépourvus, mais très capables d'imiter !
César racontait la même chose des Gaulois qu'il asservissait ! Ils montraient,
disait-il, une étonnante habileté pour copier les techniques romaines ! Nous ne
pouvons pas retenir ici cet argument ! César s'aveuglait volontairement sur la
vie véritable des peuples de la Gaule, sur leurs coutumes, leurs langages,
leurs croyances et même leurs outils ! Il ne voulait pas, et par conséquent ne
pouvait pas voir tout ce que cette vie offrait d'original. Et nous faisons de
même : nous ne voyons que ce qu'ils imitent de nous ! Le reste, nous
l'effaçons, nous le détruisons à jamais, pour dire ensuite : ça n'a pas existé
!
Le cardinal, qui n'a pas interrompu le dominicain, semble
attentif à cette argumentation nouvelle, qui s'intéresse aux coutumes des
peuples. Il fait remarquer qu'il s'agit là d'un terrain de discussion des plus
délicats, où nous, risquons d'être constamment ensorcelés par l'habitude, prise
depuis l'enfance, que nous avons de nos propres usages, lesquels nous semblent
de ce fait très supérieurs aux usages des autres.
- Sauf quand il s'agit d'esclaves-nés, dit le philosophe.
Car on voit bien que les Indiens ont voulu presque aussitôt acquérir nos armes
et nos vêtements.
Certains d'entre eux, oui sans doute, répond le cardinal.
Encore qu'il soit malaisé de distinguer, dans leurs motifs, ce qui relève d'une
admiration sincère ou de la simple flagornerie. Quelles autres marques
d'esclavage naturel avez-vous relevées chez eux ?
Sépulvéda prend une liasse de feuillets et commence une lecture
faite à voix plate, comme un compte rendu précis, indiscutable :
- Ils ignorent l'usage du métal, des armes à feu et de la
roue. Ils portent leurs fardeaux sur le dos, comme des bêtes, pendant de longs
parcours. Leur nourriture est détestable, semblable à celle des animaux. Ils se
peignent grossièrement le corps et adorent des idoles affreuses. Je ne reviens
pas sur les sacrifices humains, qui sont la marque la plus haïssable, et la
plus offensante à Dieu, de leur état.
Las Casas ne parle pas pour le moment. Il se contente de
prendre quelques notes. Tout cela ne le surprend pas.
- J'ajoute qu'on les décrit stupides comme nos enfants ou
nos idiots. Ils changent très fréquemment de femmes, ce qui est un signe très
vrai de sauvagerie. Ils ignorent de toute évidence la noblesse et l'élévation
du beau sacrement du mariage. Ils sont timides et lâches à la guerre. Ils
ignorent aussi la nature de l'argent et n'ont aucune idée de la valeur
respective des choses. Par exemple, ils échangeaient contre de l'or le verre
cassé des barils.
- Eh bien ? s'écrie Las Casas. Parce qu'ils n'adorent pas
l'or et l'argent au point de leur sacrifier corps et âme, est-ce une raison
pour les traiter de bêtes ? N'est-ce pas plutôt le contraire ?
- Vous déviez ma pensée, répond le philosophe.
- Et pourquoi jugez-vous leur nourriture détestable ? Y
avez-vous goûté ? N'est-ce pas plutôt à eux de dire ce qui leur semble bon ou
moins bon ? Parce qu'une nourriture est différente de la nôtre, doit-on la
trouver répugnante ?
- Ils mangent des oeufs de fourmi, des tripes d'oiseau...
- Nous mangeons des tripes de porc! Et des escargots !
- Ils se sont jetés sur le vin, dit Sépulvéda, au point,
dans bien des cas, d'y laisser leur peu de raison.
- Et nous avons tout fait pour les y encourager ! Mais ne
vous a-t-on pas appris, d'un autre côté, qu'ils cultivent des fruits et des
légumes qui jusqu'ici nous étaient inconnus ? Et que certains de leurs
tubercules sont délicieux ? Vous dites qu'ijs portent leurs fardeaux sur le dos
: Ignorez-vous que la nature ne leur a donné aucun animal qui pût le faire à
leur place ? Quant à se peindre grossièrement le corps, qu'en savez-vous ? Que
signifie le mot "grossier" ?
- Frère Bartolomé, dit le légat, vous aurez de nouveau la
parole, aussi longtemps que vous voudrez. Rien ne sera laissé dans l'ombre, je
vous l'assure. Mais pour le moment, restez silencieux."
Le débat a finalement été tranché par le représentant du pape : substituer les Africains, moins humains que les Indiens selon lui, pour être les esclaves des colons espagnols.
Cinq siècles plus tard la question de l'esclavage de l'homme par l'homme est toujours d'actualité.
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