"À la fin de La Faute à Voltaire, son premier film, il était
déjà question de La Graine et le Mulet. Entre les deux, il y eut L’Esquive, les
mots de Marivaux mêlés aux mots des cités, les sentiments d’autrefois confondus
à ceux de maintenant. Et aujourd’hui, Vénus noire, film essentiel, film
implacable, qui ne cherche pas à plaire, au motif premier que les thèmes qui le
constituent n’ont rien de plaisant.
Abdellatif Kechiche a attendu si longtemps de pouvoir faire
du cinéma qu’il porte en lui plus de scénarios qu’il n’en filmera jamais. Le
premier court métrage à trente-six ans, le premier long à quarante, après
quatre rôles qui eux-mêmes venaient après quelques figurations. Le cinéma, il
l’a vu vivre sous ses fenêtres, quand les limousines déposaient les stars,
Alain Delon en tête, venues tourner dans les studios de la Victorine, à Nice.
Il s’est dit d’abord, sans doute, que ce monde n’était pas le sien, qu’il n’y
entrerait jamais, ou bien s’il ne l’a pas pensé, d’autres se sont appliqués à
l’en persuader. En pure perte, heureusement.
La Graine et le Mulet aurait pu
être son premier film, financement sauvage, tournage à l’arrache, avec son
propre père dans le rôle principal, et puis au tout dernier moment, l’esquif a
pris l’eau, envoyé par le fond. Mais lui n’a pas lâché, d’ailleurs il ne lâche
rien, jamais. Et c’est aussi pour cela que ses films sont ce qu’ils sont,
incandescents, identifiables dès la première image, la marque des grands, de
ceux, si rares, dont on ne peut que se demander comment ils font. Oui, comment
fait-il pour obtenir ce que les autres, tous les autres, ne parviennent pas
même à approcher, à quoi probablement ils n’osent pas même rêver. Le cinéma
d’Abdellatif Kechiche a l’éclat et la pureté du diamant, ses films prennent la
forme d’une succession de petits miracles, leur force est celle de l’évidence,
qui dissimule, élégance suprême, cette volonté d’acier et ce travail de titan
sans lesquelles les intuitions les plus géniales ne sont rien. L’homme qui les
façonne, dans l’exigence, dans l’obstination, dans la douleur et le conflit
parfois, est à leur image, unique.
Pascal Mérigeau
Critique au Nouvel Observateur, Pascal Mérigeau a
publié plusieurs ouvrages sur le cinéma dont “Pialat” (Éd. Ramsay,
2007),“Cinéma : autopsie d’un meurtre” (Éd. Flammarion, 2007)."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire