Bertrand Russell, logicien sur lequel vous avez longtemps
travaillé, dit que «c’est uniquement dans la pensée que l’homme est un Dieu ;
dans l’action et le désir, nous sommes les esclaves des circonstances».
En plus
d’être un logicien, Russell a été un anarchiste raisonnable et un pacifiste
engagé. Comment concevez-vous l’engagement citoyen du penseur ?
Arrêtons-nous d’abord sur ce terme «circonstances». On est
toujours dans un contexte. Il suffit que le penseur exerce son regard pour
donner de la visibilité aux choses visibles. Parce que les choses visibles sont
enfouies sous le regard commun.
Michel Foucault disait que «la science rend
visible le caché (l’ADN, les virus...) et la philosophie rend visible le
visible». Donc, si j’exerce mon regard vers cette visibilité, il y a
nécessairement un engagement pour la compréhension du monde. Comprendre, comme
le terme l’indique dans sa première acception, réunit les deux facettes, le
théorique et le pratique. Dissocier les deux engendre une crampe de l’esprit.
C’est ainsi que je conçois l’engagement. Plus je comprends le monde, plus je me
donne les moyens d’agir sur lui et accélère mon adaptation à ce monde. Mais si
c’est une compréhension absconse, qui ne se laisse pas partager, qui isole dans
une tour d’ivoire, ce n’est tout simplement pas une compréhension.
S’il y a une discipline philosophique qui, aujourd’hui,
fait intervenir des principes universels, c’est bien celle de l’éthique. En
quoi, cela est-il fondamental et comment éviter d’en faire une religion
moralisatrice ?
Oui, il y a un terme absolument épouvantable qui devient à
la mode : «éthicien». Il n’y a pas de savoir éthique⁵. L’éthique n’est pas une
science, mais une pratique transdisciplinaire. En tant que membre de comités d’éthique⁶, j’insiste sur le fait que nous sommes consultatifs. Nous émettons
des avis et laissons au législateur le soin de trancher. En somme, que ce soit
sur le don d’organes ou la fécondation in vitro ou tout autre sujet, nous
donnons matière aux décideurs et demeurons très attentifs -et c’est là que
réside l’importance de l’éthique -au consentement libre et éclairé des personnes.
Si quelqu’un décide de donner un organe à son frère, il ne faut pas qu’il
subisse la moindre contrainte. Je prends l’exemple de la lutte contre le
paludisme au Bénin. Nous recevons, au Comité consultatif de déontologie et
d’éthique de l’Institut de Recherche pour le Développement, des demandes d’avis
et nous sommes très sensibles à ce que les recherches menées sur les patients
soient faites avec leur libre assentiment et qu’elles ne servent pas d’abord
l’intérêt de scientifiques en manque de «cobayes». On veille, donc, à ce que
les consentements ne soient pas construits pour protéger l’expert et qu’elles
servent avant tout à soigner le patient. Sont en jeu, dans l’éthique,
l’autonomie de la personne, sa dignité et sa liberté d’agir. Cela dit, dans les
débats qui nous réunissent dans ces comités, je déplore, ces dernières années,
que le souci de la dignité humaine ait pris le pas sur celui de la justice.
Pour ma part, je crois qu’il faut tenir compte des deux.
SECRET ET INFORMATION
Je voudrais vous consulter d’un point de vue éthique sur
des questions d’actualité. A travers l’exemple de Wikileaks, il apparaît
clairement que le réel et le virtuel se confondent et bannissent les frontières
habituelles entre Etat et société. Quel regard portez-vous sur un tel phénomène
qui bouleverse les rapports de force établis?
Je voudrais vous répondre par une lettre des Liaisons
dangereuses. La marquise de Merteuil fait l’inventaire des raisons qui l’ont
poussée à se constituer une forte âme de manipulatrice. Elle dit : «Descendue
dans mon cœur (...) j’y ai vu qu’il n’est personne qui n’y conserve un secret
qu’il lui importe, qui ne soit point dévoilé». Donc, tout secret finit par
être dévoilé. Il y a juste un changement
de temporalité. L’instantanéité perturbe nos repères habituels qui reposent sur
les délais convenus de mise à disposition des données archivées.
Par contre, je voudrais revenir sur le concept
«information». Sans contexte précis, une information n’en est pas une.
Aujourd’hui, je déplore que les journalistes ne puissent pas faire leur métier
parce qu’ils sont prisonniers de ce que François Hartog appelle «le
présentisme». Il dit que l’actualité est dépassée par l’instantanéité. Ce qui
circule sur Internet, même dans Wikileaks, ce sont des messages, non des
informations qui permettent de se faire une idée claire sur ce qu’est ou ce que
fut la politique de tel ou tel Etat. Donc, il faut distinguer entre
information, message, actualité, etc. Comme il faut regarder le passé pour
éclairer le présent, et sortir de ce présentisme qui laisse croire qu’il n’y a
rien derrière moi, rien devant moi. Le présent, sans passé et sans recul, est
une abstraction.
Est-il possible de penser sur un tel sujet sans être
manichéen (soit avec le droit de tous d’être informés ou le droit des
gouvernants d’être protégés) ?
Je pense qu’on peut aussi bien éviter le travers de l’Etat
qui monopolise l’information et celui des bruitages qui ne permettent pas de
construire l’information. La frontière entre rumeur et information devient
floue. Je déplore personnellement la disparition des guillemets, et la
construction qui permet de juxtaposer ce que disent les uns et les autres, et
distinguer ce que le journaliste en dit. La pluralité des voix est importante.
Dans Phèdre, Platon dit que la force de l’oral n’est pas que
dans la réponse, l’homme répond aussi de lui-même. Autrement dit, dans la
réponse, il faut être responsable. Parce qu’il faut se méfier des équivoques.
Plutarque disait du roi de Sparte plein de mansuétude : «Il ne saurait être
bon, puisqu’il n’est pas mauvais aux méchants», et «Il faut bien qu’il soit bon
puisqu’il l’est aux méchants même». A vous de juger, Plutarque ne tranche pas.
La bonne information est celle qui aiguise le jugement, non celle qui le formate
d’emblée.
CORPS BIOLOGIQUE, CORPS SOCIAL
Vous avez beaucoup travaillé sur la question de la
pauvreté. L’expression «lutte des classes» étant aujourd’hui démodée, on a
l’impression que riches et pauvres sont fatalement obligés de cohabiter sans
qu’il y ait de rééquilibrage des écarts. Pensez-vous que la notion de «justice
sociale» ait encore un sens aujourd’hui ? Ne l’a-t-on pas trop vite jetée aux
oubliettes ?
A la fin du chapitre de Montaigne sur Les Cannibales, il
fait parler deux ou trois indigènes du nouveau monde, venus voir le roi Charles
IX. Montaigne leur demande ce qu’ils ont remarqué d’étonnant en Europe. Ils lui
disent qu’ils se nomment eux-mêmes «moitié les uns des autres». C’est cela la
justice sociale.
«Nous ne comprenons pas, disent-ils en substance, qu’ici des
gens, gorgés de commodités, ne soient pas pris à la gorge par ceux qui meurent
de faim et qui sont leurs moitiés nécessiteuses».
Pour les indigènes, ceux qui sont «gorgés de commodités», si
indifférents par ailleurs à la pauvreté, suscitent une tolérance à la violence.
J’en déduis que la violence sociale se justifie par la grande disparité
sociale. Donc, oui, la justice sociale est plus que jamais d’actualité, je
dirais que c’est un horizon régulateur de la société à défaut d’en être un
élément constitutif.
J’aimerais m’appuyer sur la question de la santé pour étayer
mon propos. On voit bien les difficultés que rencontre Barack Obama pour faire
passer la loi sur la protection sociale aux Etats-Unis. Au Maroc, l’AMO est un
premier pas à saluer. Mais sincèrement, j’entends souvent les analystes parler
de la santé comme d’un coût (Combien le budget santé coûte à l’Etat ? entend-on
dire) et je n’entends personne évoquer ce que coûterait à l’Etat le fait de ne
pas s’occuper de la santé des gens.
En parlant de santé, vous êtes personnellement impliqué
dans la réflexion sur la bioéthique. Quelles dérives vous semblent susceptibles
de laisser des traces durables et irréversibles sur l’humain ?
La bioéthique cherche à montrer que l’humain n’est pas
réductible aux données biologiques. Malheureusement, on surexploite parfois des
éléments biométriques, comme les empreintes digitales, pour des raisons
sécuritaires. Ainsi, le corps se trouve marqué politiquement.
Les scientifiques et les médecins, contrairement aux
politiques, considèrent que nous ne devons pas biologiser la dignité humaine,
parce qu’elle n’a rien à voir avec les gènes. Je rappelle que nous partageons 99% de nos gènes avec ceux
de certains animaux.
Une des questions éthiques qui se pose, aujourd’hui, est
s’il faut faire des recherches sur l’embryon in vitro (à distinguer de l’in
utero). Il y a des religieux ultra, anti-avortement IVG, qui confondent le
commencement de la vie avec la conception. Ils accordent donc à l’embryon in
vitro une dignité humaine. Or, prenons l’exemple de la France. Il y a
actuellement plus de 150 000 embryons in vitro qui sont surnuméraires, non
sollicités par un projet parental, et seulement 20 000 naissances par FIV
(fécondation in vitro) sur 830.000 naissances annuelles en France, avec un taux
d’échec élevé des FIV (80%).
Les embryons non implantés sont conservés à -196°C et le
législateur prévoit de les détruire mais n’autorise pas de faire des recherches
là-dessus, recherches qui permettraient d’avancer dans la connaissance du fœtus
et de prévenir bien des maladies. Cette recherche est permise au Royaume-Uni
avec imposition de détruire l’embryon au bout de 14 jours de son développement,
au moment de l’apparition des premières cellules nerveuses.
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⁵ Ali Benmakhlouf ,
Russell ; éd. Les Belles lettres, 2004
⁶ Membre du Comité consultatif national d’éthique (en
France) et président du Comité de déontologie et d’éthique de l’Institut de
Recherche pour le Développement (IRD)
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3ème partie : à suivre.
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