2. Atomisme et kalâm
Qu’en est-il alors des perspectives que peut jeter la pensée
musulmane sur de telles révolutions ? La Mécanique Quantique, par ses énigmes,
voire ses « mystères », nous oblige à dépasser le cadre positiviste et le
réductionnisme cartésien. C’est la raison pour laquelle certains des principaux
fondateurs de la Mécanique Quantique, qui furent pris d’une perplexité totale
face aux énigmes que celle-ci posait, se sont tournés vers des traditions
d’Orient, hindoue, bouddhiste, ou taoïste, afin d’y chercher des conceptions
les aidant à sortir du moule positiviste et cartésien qui les avait façonnés,
celui selon lequel une chose doit avoir des propriétés bien définies, et être à
un endroit localisé de l’espace, à un temps déterminé.
Mais attention donc au concordisme ! Une attitude est de se
rendre compte que les concepts de certaines philosophies occidentales sont
insuffisants pour faire une lecture de la Mécanique Quantique qui satisfasse
les légitimes aspirations métaphysiques des physiciens, une tout autre attitude
est d’affirmer, comme certains n’ont pas hésité à le faire, que Mécanique
Quantique et traditions orientales parlent de la même chose, ou que ces mêmes
traditions orientales ont anticipé la Mécanique Quantique, et sont prouvées par
celle-ci.
Une tradition métaphysique se rapporte à des réalités qui
dépassent le monde que nous sondons par les sciences dures. Le langage des
traditions religieuses ne peut être ni réduit ni comparé à celui dont nous
faisons usage dans les sciences (même s’il est facile d’emprunter des mots dans
l’autre sens, comme appeler « particule de Dieu » le boson de Higgs parce que
ce boson représente l’accomplissement du Modèle Standard).
La science moderne simplifie et découpe le monde sensible
pour en étudier des domaines bien restreints : elle ne peut pas prétendre
remonter de ces morceaux infimes écartelés, simplifiés et traités avec des
préjugés, vers une vision globale de la réalité. Il semble donc injustifié de
réduire les concepts métaphysiques à des assertions relevant de la physique,
qui ne donne que des lueurs quantifiées, inachevées et limitatives du « réel ».
C’est ce qu’exprime si bien Abd-al-Karîm Al-Jîlî (1366—1424)
dans son ouvrage Al-Insân al-Kâmil : « Tout ce que l’on voit dans le monde
visible est comme un reflet du soleil de ce monde… Quand ces mots imagés sont
entendus par l’oreille sensorielle, tout d’abord ils désignent des objets
sensibles. Le monde spirituel est infini, comment des mots finis peuvent-ils
l’atteindre? Comment les mystères contemplés dans la vision exatique
peuvent-ils être interprétés par des mots ? »¹
Tout en ayant en mémoire ce rappel sur les dangers du
concordisme, nous proposerons une perspective interprétative analogue à cette
démarche des premiers physiciens quantiques, en suggérant que les conceptions
philosophiques et théologiques au sein de la tradition islamique peuvent nous
aider à accepter les énigmes de la Mécanique Quantique, et la pluralité de ses
interprétations. C’est aussi parce que ces conceptions nous invitent à dépasser
notre sens commun que l’analogie peut être fructueuse. Ce dialogue peut aussi
prendre sens si l’on accepte que le monde sensible soit une manifestation en
correspondance avec d’autres niveaux de réalité, dont il nous reflète des
lueurs.
Une thèse complémentaire, qui peut renforcer ce champ
d’interaction entre science et spiritualité, mais qui demanderait une plus
profonde investigation, est que les quêtes d’ordre métaphysique ont bel et bien
stimulé et facilité l’émergence de ruptures scientifiques cruciales. Si les
savants musulmans ont été durablement intéressés par les sciences
expérimentales, c’est en raison de l’incitation coranique maintes fois répétée
à aller contempler les signes divins (âyât Allâh) dans la Création. C’est
pourquoi ces savants furent à l’origine de la méthode expérimentale.
Ainsi, Jâbir Ibn Hayyân écrivait : « La première chose
essentielle en chimie est que tu doives accomplir du travail pratique et mener
des expériences, car celui qui n’accomplit pas de travail pratique et ne fait
pas d’expériences n’atteindra jamais les derniers degrés de la maîtrise. Mais
toi, mon fils, fais des expériences de façon à acquérir la connaissance. Les
savants ne se ravissent pas de l’abondance des matériaux ; ils se réjouissent
seulement de l’excellence de leurs méthodes expérimentales. » ²
Cependant, contrairement au programme positiviste, les
savants musulmans n’excluaient pas les questionnements métaphysiques, qui,
comme dans le cas de Jâbir pour l’alchimie, nourrissaient la motivation
essentielle de leur recherche. Ils pouvaient aussi accepter l’existence de
plusieurs niveaux de réalité. Il est même intéressant de noter que la question
de la sous-détermination des théories par l’expérience n’était guère étrangère
à leurs réflexions épistémologiques. Ainsi George Saliba remarque, par exemple,
que les astronomes arabo-musulmans étaient pleinement conscients que que « toute modélisation mathématique n’a pas par
elle-même de sens physique, et qu’elle n’est qu’un langage parmi d’autres pour
décrire la réalité physique. »³
La question de l’atomisme illustre le dialogue entre science
et métaphysique. Malgré sa réfutation dans sa version naïve par la Mécanique
Quantique et la Théorie quantique des champs, l’atomisme a représenté un
passage fructueux dans le développement de la physique moderne, et marque
encore les représentations actuelles des physiciens. Or, comme on l’a exposé
brièvement, l’atomisme a été initialement conçu pour répondre à un
questionnement d’ordre métaphysique : l’appréhension de la complexité du monde
des apparences par la découverte des éléments « fondamentaux » dont il est
composé (lesquels sont définis de multiples façons). Il est possible que son
intégration dans la science arabo-islamique, et donc occidentale par héritage,
ait été conditionnée par celle au sein du kalâm.
Il est intéressant, à ce propos, de rappeler que, dans le
kalâm, la discontinuité du temps, de l’espace et de la matière permet de
distinguer chaque « accident » qui est contrôlé par la volonté divine. Dieu
recrée les atomes et leurs accidents (c’est-à-dire, leurs propriétés) à chaque
instant (tajdîd al-khalq). On ne peut donc pas dire que les atomes possèdent en
propre leurs accidents. Certes, cette position du kalâm avait déjà ses
détracteurs à l’époque, en particulier parmi les philosophes musulmans
d’inspiration aristotélicienne. En tout état de cause, l’absence de propriétés
attachées aux atomes oblige les observateurs à « aller voir » dans le monde le
résultat de l’ « habitude » de Dieu (la sunnah ou ‘âdah) pour y lire les
accidents décidés par Dieu, et saisir la connaissance que Dieu nous transmet
par leur intermédiaire. Une telle métaphysique a, bien sûr, constitué une forte
incitation à l’observation et à l’expérimentation.
On voit donc que ces caractéristiques générales de
l’atomisme du kalâm ne sont pas celles de l’atomisme grec classique, ni celles
de l’atomisme moderne tel qu’il apparut dans le projet positiviste et
réductionniste. Il est donc intéressant de comparer cette version spécifique de
l’atomisme et la façon dont la Mécanique Quantique a, plus tard, retiré aux
systèmes microscopiques le fait qu’ils avaient des propriétés qui préexistaient
à la mesure.⁴
Ainsi, l’accident « aurait lieu » au moment de
l’observation, et le choix de l’état vers lequel se réduirait la fonction
d’état serait induit par la volonté divine. Une telle possibilité qui
permettrait de comprendre le mode d’action de Dieu dans le monde, tout en étant
parfaitement compatible avec les principes de la Mécanique Quantique (puisque rien
n’y indique comment la réduction de la fonction d’état se produit), a été
envisagée récemment par des physiciens et philosophes théistes.⁵ Certains
voient la fonction d’onde comme une puissance, au sens de la matière
aristotélicienne, qui prend sa forme, ou sa propriété, par un passage à l’acte
au moment de la mesure.⁶
D’autre part, il existe des théories de grande unification
en physique des particules, comme la Gravitation quantique à boucles, qui
adoptent la discontinuité de l’espace et du temps comme principe constitutif.
Ces théories dépassent ainsi la vision aristotélicienne et cartésienne de
l’espace et du temps continus, et retrouvent, par d’autres chemins, certaines
intuitions des théologiens musulmans.
Comme les physiciens actuels, ces théologiens de l’islam
eurent souvent la capacité de dépasser le sens commun, un acte d’audace qui
traduisait leur créativité intellectuelle.
Par Inès Safi
¹ Abd-al-Karîm Al-Jîlî, traduction Titus Burckhardt, De
l’Homme universel, p. 3, Dervy-Livres, Paris.
² « The
first essential in chemistry is that you should perform practical work and
conduct experiments, for he who performs not practical work nor makes experiments
will never attain to the least degrees of mastery. But you, O my son, do
experiment so that you may acquire knowledge. Scientists delight not in
abundance of material; they rejoice only in the excellence of their
experimental methods. » Cité par E.J. Holmyard, Makers of Chemistry, 1931,
Clarendon Press, Oxford, p. 60.
³ George
Saliba, A History of Arabic Astronomy, 1995, NYU Press, New York.
⁴ Pour une telle étude, voir par exemple Karim Meziane, in
Science et religion en islam, (sous l direction de Abd-al-Haqq Guiderdoni),
2012, Albouraq, Paris.
⁵ Voir par exemple Robert J. Russell, Philip Clayton, Kirk
Weqter-McNelly et John Polkinghorne (sous la direction de) : “Quantum
Mechanics: Scientific Perspectives on Divine Action”, Volume 5, 2002, Vatican
Observatory and Center for Theology and the Natural Sciences.
⁶ Wolfgang
Smith, The Quantum Enigma : Finding the Hidden Key, 1995, Sherwood Sugden and
Company, Peru, Illinois.
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