3. Grande Unification et Tawhîd
En quoi ces réflexions sur les fondements de la physique
contemporaine sont-ils intéressants pour le dialogue entre science et foi ?
D’abord parce que l’approfondissement du caractère
surprenant de la Mécanique Quantique, au cours de ces dernières décennies, a
contribué à affaiblir la position du positivisme et du réductionnisme
militants, qui prétendaient que la science avait vocation à connaître
l’ensemble de la réalité, réduite à une matière dont les propriétés pouvaient
être appréhendées par le sens commun (éventuellement à travers un appareillage mathématique
élaboré). Nous savons maintenant que ce n’est pas le cas : nous sommes
impuissants à expliquer clairement ce qu’est la matière, et les mathématiques
auxquelles nous avons recours, comme les symétries, loin de constituer des
outils pour mieux comprendre la matière, semblent constituer la définition même
de cette matière, sans en élucider la nature.
Du même coup, réduire toute la réalité (y compris la vie et
l’intelligence) à de simples phénomènes matériels de nature physico-chimique
paraît un peu hasardeux, puisque la définition même de la matière implique
aujourd’hui un débat savant sur des concepts théoriques subtils, et même sur
des options métaphysiques.
Le réductionnisme s’enferme donc dans une sorte d’argument
circulaire, au moins quand il s’affirme de façon ontologique (c’est-à-dire
quand il prétend expliquer l’être). Cela n’empêche pas, évidemment, les grands
succès du réductionnisme méthodologique, parce que décomposer un système
complexe en ses constituants demeure l’une des façons de comprendre les choses,
pourvu que cette analyse n’oublie pas l’opération inverse, qui est la synthèse.
La perspective de l’islam est fondée sur le tawhîd,
l’affirmation de l’unicité de Dieu, et, en conséquence de cette affirmation,
sur l’effort d’unification qui doit être mené par chaque croyant, en lui-même,
dans la communauté musulmane (et, au-delà, dans toute l’humanité), et enfin
dans le monde, par la contemplation des signes de Dieu (âyât Allâh) qui doivent
être reconduits à la connaissance de Dieu.
Les musulmans attestent fermement que le monde qu’ils voient
prend son sens par rapport à son Créateur, qui en est l’origine et le terme
métaphysiques (Al-Awwal wa-l-Âkhir). Cela signifie que tout dans le monde est
interdépendant, puisque tout y est fondamentalement dépendant de Dieu, qui ne
cesse de créer le monde à chaque instant, dans le renouvellement de la création
(tajdîd al-khalq).
Des aspects de la Mécanique Quantique comme la contextualité
ou la non-localité ne posent pas de problème à cette vision du monde qui
professe l’unité fondamentale de celui-ci et la présence permanente de Dieu,
alors qu’ils heurtent une autre vision, née en Occident à la Renaissance et
surtout au XVIIème siècle, celle d’un monde séparé de Dieu, et peuplé de
systèmes comme les atomes et les groupes d’atomes, clos et refermés sur
eux-mêmes, et ontogiquement suffisants après un seul acte initial de création,
voire sans acte de création du tout.
Il y a débat actuellement entre les penseurs musulmans pour
savoir dans quelle mesure le programme moderne d’unification des particules et
interactions fondamentales, vers une théorie globale dite de « Grande
Unification », peut entrer en résonance avec la démarche du tawhîd.⁷
Il est incontestable que la découverte par la physique de
l’unité sous-jacente du monde, derrière la multitude des phénomènes, et de
l’intelligibilité associée aux lois de la nature qui régissent cette unité, est
un support de contemplation pour le scientifique croyant, comme pour le croyant
qui s’intéresse aux sciences.
Le fait que la nature soit régie par un nombre si restreint
de principes doit faire grandir l’émerveillement devant les œuvres du Créateur,
au même titre que les vastes étendues d’espace, ou les grandes durées de temps,
qui sont dévoilées par l’astronomie, la géophysique ou la biologie.
Mais avons-nous vraiment la garantie que l’ensemble du monde
soit vraiment intelligible par les menées de la raison (même aidée de
mathématiques sophistiquées) et l’observation ? Si le monde physique est, comme
l’atteste la tradition islamique, plongé dans une création plus vaste, avec une
hiérarchie de plans ou de niveaux d’existence plus ou moins proches de Dieu, le
programme de la physique ne pourra jamais aboutir et sera, par là même, une
quête sans fin.
Selon cette dernière perspective, la science de la nature ne
serait qu’une première étape de la contemplation, qui resterait bien
insuffisante pour l’accès à la connaissance métaphysique laquelle nécessiterait
des facultés d’un autre ordre, celles de la « vision intérieure » (al-baçîrah)
et du « goût » (dhawq).
Cela pourrait offrir l’une des voies possibles à la question
essentielle du sens, ou des sens, que l’on pourrait attribuer à la science «
profane ». Tout ce qui est, vivant ou inanimé, n’est-il pas habité par le
souffle divin, et ne se trouve-t-il pas être un symbole de réalités
métaphysiques ?
Ainsi, le mot « profane » ne devrait pas vraiment avoir de
place : « Dieu n’a pas de gêne à prendre comme symbole un moustique. »⁸
Chaque entité est un lieu de manifestation des noms divins,
et porte des qualités qui ne sauraient être réduites à la pure quantité.
Tout en évitant le piège du concordisme, ne serait-il pas
possible, dans cette quête de sens, de donner place aux convergences ? La
mélodie céleste des versets du livre coranique chante les versets du livre
cosmique, appelant à la contemplation et à la pénétration de leurs mystères
symboliques.
On peut se poser la question de savoir s’il est possible de
réinsérer la science, malgré son insuffisance et sa relativité, dans une
ontologie holistique ; ce qui nécessiterait sans doute de dépasser sa
rationalité « ratiocinante »⁹ par des
moyens se situant hors de sa portée, mais pas de la nôtre car nous ne sommes
pas uniquement notre raison. Au vu des impasses où la physique moderne se
trouve enfermée pour saisir le « réel », ou pour en éclairer la nature, ne
serait-il pas légitime d’y voir la nécessité d’une voie vers une connaissance
bien plus édifiante ?
⁷ Voir par exemple deux positions antagonistes sur les
relations entre le tawhîd et le programme d’unification de la physique
contemporaine : Jamal Mimouni d’une part, Abdalhak Hamza d’autre part, dans
Science et religion en Islam, (sous la direction de Abd-al-Haqq Guiderdoni),
2012, Albouraq, Paris.
⁸ Coran 2:26.
⁹ C’est la rationalité abusant d’elle-même, et enfermée dans
ses opérations algorithmiques, comme une machine de calcul.
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