CRÉATEUR OU PASSEUR DE CONCEPTS ?
«Faire de la philosophie, c’est créer des concepts»
(Gilles Deleuze). Mais tous les philosophes n’ont pas l’ambition d’être des
créateurs et se contentent d’être des passeurs, voire des vulgarisateurs de
concepts créés par d’autres.
Décoder le travail d’autres philosophes, ce que
vous faites si bien, est-il un passage obligé pour forger ses propres concepts
ultérieurement ou peut-il être une fin en soi ?
Je pense que c’est en suivant en toute humilité la pensée
d’un philosophe qu’on construit ses propres outils. Gilles Deleuze a suivi la
pensée de Nietzsche, de Hume, de Leibniz, de Kant et de Spinoza. Etre
commentateur, comme l’ont été Al Farabi ou Avicenne, c’est dire à partir d’une
parole dite, ce qui n’a encore jamais été dit. Donc, c’est créer des concepts.
La philosophie du commentaire s’est développée au Moyen Âge
et certains penseurs l’ont mal jugée ou sous-estimée pour des raisons
idéologiques. Je pense à Ernest Renan, qui dit que la philosophie arabe est
«une pâle copie de la philosophie grecque». Faux, les philosophes arabes sont
des créateurs de concepts. Prenez Avicenne, il lit quarante fois La
métaphysique d’Aristote. Et il en tire une distinction majeure entre l’essence
et l’existence qui bien sûr ne s’y trouve pas. On en vient à oublier que c’est
à Avicenne qu’on doit cette distinction conceptuelle. Donc, le commentaire est
réellement producteur de concepts. Parce que, ne l’oublions pas, si un
philosophe ne suit pas la trace de ses précurseurs, c’est l’imposture qui
guette.
Entre publier des livres sur de grands philosophes en
France (Russell, Montaigne, Averroès, Frege…), faire des chroniques sur les
ondes ou des conférences publiques au Maroc, estimez-vous faire le même boulot
? Le recours à la parole au Maroc est-il une manière de combler le déficit de
lecture et de pensée critique à l’école ?
Vous me prêtez beaucoup. Je vis de plus en plus au Maroc par
intermittence. Je profite des techniques de notre siècle qui permettent de
prendre l’avion de plus en plus facilement -un peu, comme dirait maladroitement
un de mes étudiants niçois, «au profit de mon détriment» (rires).
Plus sérieusement, je suis heureux de pluraliser mes formes
de prise de parole : la chronique radio, la chronique écrite, le cours à Nice,
la parole partagée au Comité d’éthique, les conférences publiques à Rabat et à
Casablanca. Cette diversité casse le caractère mandarinal de la parole
officiante, à la limite du religieux, qu’au Maroc on a malheureusement hérité
des Français. Démocratiser cette parole et la donner sous des formes variées
permet de faire oublier la chaire du professeur et met plus en valeur le
contenu professé et la connaissance partagée.
RENAISSANCE DE LA PHILOSOPHIE AU MAROC ?
L’expérience du
Collège international de philosophie avec la fondation du roi Abdelaziz Al
Saoud, à travers laquelle vous avez organisé une série de colloques, intervient
depuis une quinzaine d’années pour contribuer à la relance de la philosophie au
Maroc après des années de mise en veille par l’Etat. Aujourd’hui, estimez-vous
que le train s’est remis en marche ou que la machine a du mal à redémarrer ?
Ecoutez, cette expérience est absolument magnifique. Elle
avait pour objectif de faire rencontrer des professeurs de philosophie du monde
arabe et des philosophes qui exercent leur métier en Europe.
Au début,
l’initiative a eu un écho assez timide puis elle a rencontré un certain
engouement parce que le statut institutionnel de la philosophie a changé au Maroc.
Plusieurs départements (Marrakech, Kénitra, Casablanca) se sont créés et cela a
permis à un réseau de se constituer. En même temps, l’attente est plus une
parole philosophique immergée dans les sciences humaines qu’une parole
philosophique en tant que telle.
Qu’est-ce que cela veut dire au juste ? Je pense qu’il y a
encore du chemin à parcourir sur la méthode, et précisément sur l’approche
philosophique des problèmes. Un philosophe n’est ni un sociologue ni un
prospecteur. Parfois, je reçois des questions du style : que deviendra le Maroc
en 2025 ? Ce n’est pas une question à laquelle peut répondre un philosophe.
Pourtant, la démarche philosophique est claire. Nietzsche disait ironiquement :
«Comment le soir peut-il juger le jour ?» A vrai dire, la philosophie, c’est le
soir qui juge le jour mais ne prophétise jamais sur le lendemain.
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Source : Economia
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