Sagesse et philosophie
Le Moyen Âge est réputé « obscur, triste et ennuyeux ».
Pourtant, ce moment a été extrêmement riche en spéculations métaphysiques et
logiques qui font encore la joie des philosophes d'aujourd’hui.
Le philosophe britannique Whitehead souligne par exemple dans Fonction de la raison,
qui si l’on a si bien observé durant les temps de la Renaissance c’est parce qu’on
avait, durant les siècles précédents, bien aiguisé l’outil de la raison par des
visées spéculatives ; et déjà Montaigne indiquait combien Aristote et les
difficultés liées aux commentaires de ses œuvres furent un moyen de « ronger
l’esprit », c’est-à-dire de l’exercer. Or cette filiation de « commentateurs »,
si elle commença dans l’Antiquité grecque et syriaque, se poursuivit au Moyen
Âge avec la tradition arabe et juive. Le commentateur par excellence, pour les
scolastiques latins, ce sera Averroès, philosophe musulman né à Cordoue en 1126,
lecteur d’Aristote, juriste, médeccin, « père spirituel de l’Europe »
(MauriceRuben Ayoun et Alain de Libera, Averroès et l’averroïsme, PUF, « Que
sais-je ? », 1991), selon l’expression d’Alain de Libera, et de fait
un philosophe qui inaugure la naissance de la figure de l’intellectuel tel qu’elle
s’imposera en Europe.
Nous parlons ici, à propos du mot de Whitehead, de « spéculations »,
précisons : il s’agit notamment de connaissance logique et métaphysique.
Les œuvres logiques d’Aristote ont donné lieu à des commentaires philosophiques
qui avaient parmi les penseurs arabes un parfum de consensus : on pouvait
les utiliser sans préjudice d’une vision du monde que véhicule la métaphysique
d’Aristote, sur des questions aussi cruciales que l’éternité ou la création du
monde. C’est ce que reconnaît par exemple le philosophe et théologien al-Ghazali
(Al-Ghazali, Lettre au disciple, trad.fr. T. Sabbagh, Beyrouth, Commission
libanaise pour la traduction des chefs-d’œuvre, 1969), à la fin du XIe siècle,
lui qui n’a pas toujours été tendre avec les aristotéliciens. Les opérations de
l’intellect que la logique décrit, et sur lesquelles il y a un relatif consensus, sont les suivantes : concevoir en parcourant les catégories de
la pensée, juger en affirmant ou en niant, raisonner enfin, en confrontant les
questions dialectiques avec les précisions scientifiques.
Sous quelle bannière cet exercice de l’intellect s’est-il opéré ?
Que l’on parcoure les ouvrages humanistes au Xe siècle, d’un Abû Hayyan
al-Tawhidi ou d’un Miskawayh, ou que l’on prenne en considération les œuvres des
philosophes ou leurs commentaires, ce qui frappe, c’est l’omniprésence du mot « savoir »,
‘ilm en arabe. Le savant Franz Rosenthal a déjà attiré l’attention de ses
lecteurs sur ce point : « ‘ilm, dit-il, est un de ces concepts
qui ont dominé l’islam et donné à la civilisation musulmane sa forme
distinctive et sa complexion. De fait, il n’y a pas d’autre concept qui ait
été, au même degré que ‘ilm, aussi opératoire comme élément déterminant de la
civilisation musulmane dans tous ses aspects. Cela vaut même dans le cas des
termes les plus parlants de la vie religieuse musulmane comme, par exemple, le tawhîd,
« la reconnaissance de l’unicité de Dieu », ou ad-din, « la
religion » et bien d’autres qui sont utilisés avec constance et emphase. En
profondeur de signification et en extension d’usage aucun de ces termes n’égale
celui de ‘ilm. Il n’y a pas de branche de la vie intellectuelle du musulman, de
sa vie religieuse ou politique, de sa vie quotidienne qui échappe à une
attitude à l’égard de la « connaissance » comme « quelque chose
qui une valeur suprême pour l’être musulman » » (Franz Rosenthal, Knowledge
Triumphant : the Concept of Knowledge in Medieval islam, Leyde, E.J.
Brill, 1970, p.2). Certes, comme il le souligne dans ce passage, les concepts
religieux sont « parlants » et sont utilisés avec « emphase et
constance ». Mais une religion « audible, lisible », ne signifie
pas qu’elle seule est structurante du champ de la réflexion. Elle et loin d’être
exclusive. Paul Veyne a eu l’occasion de montrer que la construction du christianisme
comme religion au IVe siècle ne s’accompagnait pas non plus d’une mise à l’écart
d’autres domaines de la connaissance
humaine. « Se réclamer d’un Livre saint (ou du sens qu’une époque lui
prête) n’est qu’un facteur historique parmi d’autres. Aucune société, aucune
culture, avec son fourmillement et ses contradictions, n’est fondée sur une
doctrine. De l’entrecroisement confus de facteurs de toute espèce qui composent
une civilisation, la partie qui semble émerger est la religion, ou encore les
grands principes affichés, parce que c’est la partie audible, visible,
langagière d’une civilisation, la partie qui saute aux yeux et aux oreilles et
d’après laquelle on est porté à la caractériser et à la dénommer » (Paul
Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Albin Michel, 2007, rééd.
Le Livre de poche, 2010, p.232)
Puisque nous évoquons la religion, il est à noter que la philosophie
a été introduite dans le monde musulman sous couvert de « la sagesse »,
al-hikma en arabe. A première vue, cela semble un pléonasme, étant donné la
définition grecque du philosophe comme « ami de la sagesse ». Mais en
réalité, il y a là une stratégie et non une redondance pléonastique. Car le mot
« sage » fait partie des quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu dans le
Coran. Parler de philosophie comme « sagesse » revient à biffer son
origine grecque et païenne et à rendre sa pratique pleinement légitimée par la
religion. Aussi de nombreux philosophes n’ont-ils pas hésité à utiliser le mot
de « sage » ou celui de « sagesse » dans le titre de leurs
ouvrages, lorsqu’ils avaient en tête « la philosophie » : c’est
le cas d’al-Fârâbî pour son ouvrage L’Harmonie des opinions des deux sages :
Platon le divin et Aristote, c’est aussi le cas d’Averroès pour son Discours
décisif dont le sous-titre est : Où l’on établit la connexion entre
la sagesse et la loi divine.
Ali Benmakhlouf
La philosophie arabe : une tradition de l’humanité (2). A suivre.
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