Olivier BEUVELET, professeur de Lettres modernes, Docteur en Esthétique, analyse le JT de France 2 (Mardi 13.01.2015, 20h) : les commentateurs de son billet (publié sur Mediapart) se demandent où se trouve sur la carte de la planète "le Musulmistan", ce pays qui serait celui des Musulmans auquel on réduit les Français de confession musulmane.
"Manifestement, "Musulman" est une nationalité ou "Français " est une religion", s'interroge l'auteur.
Le diable niche dans les détails, on le sait. Il est aussi dans le paysage des connotations que véhiculent les mots, dans les conceptions qu'ils révèlent...
Mardi soir, journal de 20 heures, France 2, (voir à 39:38) David Pujadas, le Saint Bernard de l'information, avec son petit tonneau rempli de tout ce qu'il faut dire pour réunir le plus grand nombre, lance le sujet de la réconciliation nationale. Et oui, les terroristes ne sont pas de vrais musulmans et oui les musulmans ne sont pas tous des terroristes, ne pas l'oublier...
Un reportage sur les exactions commises contre les lieux de culte musulmans à travers la France nous informe de l'étendue de la bêtise ambiante, mais pour être plus proche de la subjectivité des personnes visées, un médecin de Cambrai va nous donner un témoignage emblématique. Le JT joue son rôle de lien social, il cherche à appaiser, pour une fois on ne surfera pas sur l'écume de la peur mais sur celle de la réconciliation nationale contre la violence, si bien affichée dimanche. Le tonneau du Saint Bernard est rempli d'un vin nouveau, anti-amalgame. Il est complètement Charlie Pujadas, il lance son sujet sur ce médecin en disant : "Il est musulman, marié avec une française"...
Manifestement, "musulman" est une nationalité ou "français" une religion. Certains le pensent mais ce ne sont pas les moins extrémistes, et sûrement pas ceux que visait notre Saint Bernard... Alors ? Le reportage qui suit nous montre pourtant un médecin français, d'origine maghrébine, vivant dans une jolie maison cossue du nord de la France, habillé de manière tout à fait bourgeoise conformément aux habitudes de sa classe sociale. Il est assis sur un canapé confortable et il raconte avec des sanglots d'angoisse dans la voix qu'il a peur, que sa famille a peur. Il a retrouvé une oreille de cochon jetée par dessus la clôture de sa maison dans l"allée qui mène à son garage. Menace de riverains racistes. Le reportage se termine par une dernière affirmation que le médecin a tenu à formuler : "Je suis français et je suis fier de l'être, et malgré ce qui s'est passé je reste toujours français et je reste toujours musulman"...
Pujadas n'a pas dit de ce médecin parfaitement français : "c'est un français musulman marié à une catholique, protestante, bouddhiste ou juive française", mais "il est musulman, marié avec une française"... et on le conçoit vite comme un étranger puisque son identité se distingue verbalement de la nationalité de son épouse, absolument absente de tout le reportage... que notre ami Pujadas n'avait sûrement pas vu.
Est-il Français ce Musulman ou est-il ressortissant d'un pays à majorité musulmane comme le lancement le suggère ?
Pourquoi un présentateur de journal télé qui veut être oecuménique et montrer, rappeler, la normalité de Musulmans qui vivent paisiblement en France (est-ce nécessaire ?) se prend-il les pieds dans le tapis des a priori ? Pourquoi exclut-il implicitement la nationalité française de cet homme de religion musulmane en réduisant son identité à sa composante religieuse ?
C'est que la rhétorique de la guerre s'impose inconsciemment dans les discours, y compris dans les discours les mieux intentionnés, et que le conflit, forcément binaire, se constitue en modèle pour résoudre le problème. Il doit forcément y avoir un camp contre un autre, on ne peut pas régler le conflit autrement. Or, contre qui la France attaquée est-elle prétendument entrée en guerre ? Contre une idéologie qu'il faut analyser pour mieux en saisir les sources et mieux la déjouer ? Contre des groupuscules extrémistes constitués dans nos prisons et repérables en tant que tels ? Contre des situations économiques et sociales qui favorisent l'émergence de gestes suicidaires irrationnels ? Contre des dérives identitaires qui fragmentent le pacte républicain ? Ou contre un ennemi intérieur caché au fond de ses entrailles et qu'il faut extirper comme un cancer en le nommant "Islam", "Musulmans" ? A entendre certains comme Philippe Tesson ou les caporaux imberbes de la droite forte, on s'achemine vers une guerre contre un "ennemi intérieur" qui "fout la merde" en France. On entend de plus en plus ça et là des formules qui délimitent un corps intérieur pour mieux l'exclure : "Les Musulmans...", un groupe se constitue inconsciemment qui regroupe des gens très divers, 4,7 Millions en France, deuxième religion de France, dont un tiers seulement est pratiquant... "Les Musulmans" n'existent pas ! C'est la pire façon d'aborder la question...
Or cette rhétorique de la guerre contre un "ennemi intérieur" est bien sûr articulée sur le modèle de la guerre d'Algérie, guerre qui ne disait pas son nom et dont on peut dire qu'elle a été forclose dans notre Histoire. Hop, réglée, finie, on n'en parle plus ... Sauf qu'elle nourrit aussi bien les rangs du Front National et de ses sympathisants que ceux de l'islamisme et du Jihadisme... Des générations après, c'est cette violence réciproque qui poursuit son cycle en élargissant son spectre à tous les ex-colonisés contre tous les ex-colonisateurs.
Il faut être aveugle pour ne pas voir que ce qui se joue dans l'Islamisme n'est pas une mystique, ni une question religieuse, mais une question identitaire et souvent une vengeance ... L'identité de l'ex-colonisé vaut-elle celle de l'ex-colon ? D'une manière générale, ce sont les restes de la relation coloniale qui se soldent dans des gestes aussi absurdes et violents que les attentats récents... On peut le lire aussi dans une bonne partie du vote FN qui se fait contre une colonisation imaginaire ... en retour. Le fameux "remplacement" ... Pour les uns comme pour les autres extrémistes, c'est ou je te colonise ou tu me colonises... Ce n'est peut-être pas un hasard si la violence extrême que font surgir ces jeunes Français dans notre quotidien est inédite sur le territoire métropolitain depuis la guerre d'Algérie elle-même. Et aussi bien Zemmour, Alliot et consort que Kelkal, Nemouche, Merah et les frères Kouachi ont un lien plus ou moins direct avec cette période et cette guerre de décolonisation là... jamais vraiment digérée par les uns ni les autres ... ils s'y réfèrent tant...
Aux yeux des "Indigènes de la République" et des discours anticolonialistes de tous horizons, Charlie Hebdo était devenu l'emblème du regard méprisant de l'ex-colon sur la "sous-culture" du colonisé. Avec sa façon directe d'afficher ses valeurs rationalistes et son mépris du religieux, il apparaissait pour certains comme l'organe des blancs riches scientistes et dominateurs qui veulent continuer d'imposer leurs valeurs aux ex-colonisés, en brandissant le glaive symbolique des Lumières françaises. Face à un relativisme culturel qui identifie l'Islam à l'identité des dominés, les caricatures du prophète Mahomet apparaissaient comme des insultes racistes -ce qu'elles ne sont pas- adressées à des "victimes" de la domination européenne. Une domination qui appartiendra bientôt au passé et dont la disparition génère de l'angoisse...
Cette conception ne porte-t-elle pas les traces d'une condescendance ou d'un complexe d'infériorité qui maintiennent encore ces positions dans leur contestation même ? Ne faudrait-il pas mieux prendre le taureau par les cornes et regarder en face l'histoire de la décolonisation et ses conséquences culturelles, sociales et politiques, entre ex-colonisateurs et ex-colonisés ? Entre Français et Algériens, entre Français d'origine algérienne et français d'origine métropolitaine, entre Chrétiens, Juifs et Musulmans, afin de construire les éléments de l'émergence d'une vraie égalité républicaine ?
La seconde guerre mondiale est notre guerre de référence, nous avons tendance à tout y ramener, mais elle ne permet pas de comprendre les tensions qui traversent actuellement la société française et dont ces attentats horribles, qui se sont attaqués à notre imaginaire même, à nos désirs, à notre rire, sont une conséquence dramatique.
Il est peut-être temps de changer de guerre de référence et de mieux parler publiquement de la guerre d'Algérie (et pas simplement sous l'angle de la violence et du trauma) et plus largement de la décolonisation, pour lever ce qui apparaît en creux dans le lapsus de Pujadas. Cela permettra peut-être de rendre parfaitement compatible l'identité musulmane avec l'identité française dans l'esprit de ceux qui ont connu l'empire colonial français et qui en ont transmis les structures anthropologiques à leurs enfants...
Mais à l'heure où la Françafrique se porte si bien, il y a peu de chance pour que les autorités françaises abordent la question de front ...
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