Par Patricia TOURANCHEAU
2 mai 1995
A Paris, le 1er Mai «pro-Français» du Front national a fait
un mort, un étranger. Les 8.000 supporteurs de Jean-Marie Le Pen (selon la
préfecture de police, les organisateurs avancent le chiffre de 75.000) avaient
tout juste commencé à se chauffer sur la rive gauche de la Seine. A midi
tapante, sur le pont du Carrousel, trois hommes au crâne rasé se détachent de
la masse des militants d'extrême droite et descendent rapidement vers les
quais. En contrebas, il y a un Arabe. Brahim Bouarram, 29 ans, profite da la
fête du Travail pour se balader sur les berges ensoleillées. Le trio de
skinheads s'abat sur le Marocain en lui criant des paroles qui ne parviennent
pas aux oreilles des témoins. L'un des Blancs pousse alors l'Arabe dans l'eau.
Brahim Bouarram coule à pic et se noie. Des badauds appellent aussitôt les
secours. La brigade fluviale repêche un corps déjà livide, que les pompiers ne
réussiront pas à ranimer.
La poignée de gens qui ont assisté à la mort en direct de
Brahim Bouarram, identifié grâce à ses papiers, ont vu les trois crânes rasés
se fondre dans les rangs des Front nationaux et disparaître. Saisie dès 13
heures de «cette affaire particulièrement délicate», la brigade criminelle de
la police judiciaire de Paris a embarqué discrètement la demi-douzaine de
témoins, riverains et manifestants, et a recueilli leurs auditions par le menu
pour tenter de dresser des portraits-robots des agresseurs. Le défilé sous la
bannière de Jeanne d'Arc a continué jusqu'à la place de l'Opéra, ignorante du
sort de Brahim Bouarram. A 13h30 pourtant, selon Bruno Mégret, à la fin du
discours de Le Pen, la direction du FN a été informée du drame.
A 15 heures, place de la République, un autre cortège,
d'étrangers cette fois, réunissant Kurdes et Turcs d'extrême gauche, militants
du PKK et de Dev-sol, et Marocains exigeant «la vérité sur l'enlèvement de
Mehdi Ben Barka», s'est ébranlé aux cris de «Non au racisme, non à Le Pen»,
sans savoir qu'un homme à la peau basanée, pris au hasard, a payé de sa vie une
certaine haine de l'étranger. Hier soir, à 20 heures, ni l'autopsie de Brahim
Bouarram, ni les dessins permettant d'identifier les trois skinheads n'étaient
encore réalisés.
Le cortège du Front national était parti vers 10h15 de la
place Saint-Germain-des-Prés, en direction de l'Opéra. Vers 11h30, la plus
grosse partie des manifestants se trouvaient place des Pyramides, autour de la
statue de Jeanne d'Arc dont le Front national célébrait la fête. A quelques
centaines de mètres du pont du Carrousel. C'est vers 12h30 que Jean-Marie Le
Pen a commencé son discours politique, place de l'Opéra. Son discours sera
brièvement interrompu par l'opération de «militants antifascistes» du mouvement
Ras l'front, qui ont déployé deux banderoles, d'un balcon du Grand Hôtel puis
du toit du Palais-Garnier.
Ce n'est pourtant qu'à 18 heures que l'Agence France-Presse
a annoncé le décès du jeune Marocain. Immédiatement, le président du FN a
commenté ce qu'il appelle un «fait divers», affirmant que la mort de Brahim
Bouarram n'avait «aucun rapport» avec la manifestation du FN. «Cet incident
mortel s'est produit après le passage du cortège du Front national», a-t-il
déclaré à l'AFP. «Ces faits se sont produits alors que la queue de la
manifestation du Front national était très éloignée du pont où se sont produits
ces incidents», a-t-il précisé sur France Info. «Cet incident s'est produit
hors du défilé de Jeanne d'Arc, à 150 mètres en amont du pont, sur les berges»,
a encore précisé Jean-Marie Le Pen hier soir sur France 2, affirmant que
«personne dans la police ne met en cause le Front national». Il a déclaré
également qu'à chaque manifestation, le service d'ordre du FN devait «se
défendre de raids de skinheads» qui viennent «polluer nos manifestations». «Je
regrette qu'un malheureux se soit noyé, mais dans une agglomération de 10
millions d'habitants, ce genre de fait divers peut toujours se produire, ou
même être créé à volonté», a dit le président du FN sur France 2. Il a
également critiqué violemment les «déclarations scandaleuses, démagogiques,
d'irresponsables politiques, au premier rang desquels Jacques Chirac» et de
«politiciens véreux».
L'ensemble de la classe politique a en effet immédiatement
réagi à la mort du jeune Marocain. Jacques Chirac a exprimé «son indignation et
sa consternation devant un geste sauvage qui semble être de nature raciste».
«Cet acte odieux nous rappelle une fois encore la vigilance qui s'impose devant
toutes les formes de l'intolérance», indique le candidat à la présidence de la
République, qui demande que lumière soit faite et «que les sanctions les plus
sévères soient prises contre ses auteurs le plus rapidement possible». Le Parti
socialiste a affirmé qu'«une fois encore, un jeune homme est mort assassiné par
l'obscurantisme, par les discours de haine et d'intolérance». Rappelant le
meurtre d'un adolescent par des colleurs d'affiche du FN à Marseille pendant la
campagne présidentielle, le PS ajoute que «ces crimes, ce sang versé en ce 1er
Mai sont autant de rappels à l'ordre pour notre société et notre démocratie».
Bernard Kouchner, ancien ministre de l'Action humanitaire, a
affirmé que les paroles de Jean-Marie Le Pen «déclenchent la haine, et parfois
la mort». «Il y a une extrême droite dangereuse et il y a aussi des gens
abusés», a-t-il ajouté sur RTL. «J'espère qu'ils vont se détacher de M. Le Pen
qui véhicule encore une fois l'effroi, la haine, le massacre et l'appel au
meurtre». De son côté, SOS Racisme demande «l'interdiction de toutes les
manifestions publiques du FN» et appelle «tous ceux qui refusent cette montée
de la haine à manifester mercredi à 18h00 sur les lieux du crime, au pont du
Carrousel», à Paris.
Source : Libération
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